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Le Capharnaüm Éclairé
8 avril 2015

"La Perfection du tir" de Mathias Énard

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L'histoire: Tout est dans la concentration. Tout est dans la patience, le calme, la maîtrise du souffle. Les bons jours, un seul tir parfaitement réussi suffit à lui donner la joie du travail accompli. Alors, le narrateur redescend de ce toit d'immeuble où il s'était embusqué pour tuer – dans cette ville livrée à la guerre civile -, et il rentre chez lui, retrouver sa mère à demi folle. Puis survient Myrna, une jeune fille de quinze ans embauchée pour prendre soin de la mère malade. Myrna dont la naissante féminité devient pour lui un objet de fascination, un rêve d'amour – l'autre chemin vers la perfection?

La critique de Mr K: À la base, la lecture de La Perfection du tir est un petit coup de poker. La couverture et la quatrième de couverture m'avait attirées l'œil lors d'une énième errance chez l'Abbé. Comme en plus, j'ai eu d'excellentes expériences de lecture dans la collection de poche Babel, je n'hésitai pas plus d'une seconde pour acquérir le présent ouvrage. J'ai vraiment bien fait tant cette lecture fut plaisante malgré un propos dur et impitoyable, une immersion réaliste et sans chichi dans un monde en guerre.

Le personnage principal est un sniper. Nous ne connaîtrons jamais son nom ni celui de son pays mais peu importe, l'intérêt est autre. Il tire sur ses ennemis sans faire de distinction entre combattants et civils. Cela l'apaise, le construit même. Effrayant évidemment pour tout être civilisé, surtout que peu à peu, suite aux révélations qu'il va nous faire sur sa mère devenue folle et ses rapports avec elle, on se rend compte que ce jeune homme d'à peine 20 ans est dérangé, frustré et au bord de l'implosion. Il va devoir faire appel à quelqu'un pour pouvoir s'occuper de sa génitrice lors de ces longues absences au front, c'est là qu'il va faire la rencontre de Myrna, jeune adolescente au charme trouble qui va bousculer ses certitudes... mais peut-on vraiment changer dans un monde abandonné au mal, livré à la loi du plus fort?

Terrible descente en enfer que ce roman. Nous rentrons de plein pied dans un monde en guerre. Chacun se méfie de tout le monde et l'univers décrit se divise en deux entre ennemis / amis. Pas de place à la nuance, la barbarie et la mort règnent en maîtres. Au delà de la loterie funeste des tirs du héros qui dégomme tout ce qui se présente à lui dans la zone ennemie qu'il doit surveiller, c'est le cortège des vexations et des exactions qui se succèdent, longue litanie d'actes inhumains propres aux zones de conflit. C'est rude dans sa banalité et son automatisme. Le héros y participe pleinement, justifie ses actes dans sa pensée à sens unique sans aucun recul ni remord. Une partie du roman sort un peu du cadre de la ville pour nous montrer une opération de normalisation dans la montagne, loin d 'être hors-sujet, elle permet d'éclairer un peu la mentalité de ses hommes conditionnés mentalement pour haïr et détruire son prochain. Vraiment impressionnant et efficace!

Pour autant, notre héros ne se contente pas d'être décrit comme une machine à tuer. On sent les carences qu'il a pu accumuler en termes affectif et éducatif. Ses rapports à sa mère sont biaisés par la maladie mentale qui s'est emparée d'elle, il doit désormais s'en occuper et il en est incapable. Cela donne des scènes de cruauté et d'incompréhension fortes, très dures à lire, vraiment éprouvantes. Le fils doit se contenir pour ne pas faire exploser la violence qui l'habite et c'est Myrna qui va servir de soupape de sécurité pour éviter le drame familial. Cette jeune fille l'apaise, le séduit et le soulage, un peu de tout cela en même temps en fait. Il ne comprend pas ce qui lui arrive d'ailleurs, le lecteur le sait bien mieux que le personnage lui même. S'ensuit un ballet trouble avec des rapports complexes entre employeur/employé, combattant/civil, séduction/répulsion. D'une grande richesse cette relation tisse une toile émotionnelle étendue qui m'a profondément désarmé et surpris. C'est suffisamment rare pour le noter!

Pour accentuer tous ces effets contradictoires, l'auteur se repose sur un style simple, épuré mais d'une précision de métronome. Jamais vraiment de phrases chocs inutiles mais des évocations parfois floues, en arrière plan ou tout en ellipse pour raconter l'horreur, la méfiance et le doute. Malgré un propos difficile, déviant par moment, il se dégage une impression de pure humanité (pas le meilleur côté je vous l'accorde) et d'une grande élégance dans le traitement littéraire. C'est sans doute un des meilleurs livres qui m'ait été donné de lire pour parler de guerre et de comportements humains en période de crise profonde. Un petit chef-d'œuvre à côté duquel il ne faut pas passer!

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